Manche
Arrondir tes fins de mois en faisant la manche peut sembler tentant. On entend parfois des vantards raconter des 5/600 francs, voire plus dans les grandes occasions. Mais à la sortie des églises comme en politique : le dire est une chose, le faire en est une autre. Que cela ne t'empêche pas de tenter ta chance.
Entre la décision de tendre la main et le geste réel, il peut se passer un certain temps. Pas si facile d'assumer la mendicité. Mais pour remplir un peu plus la page, supposons que cela ne te pose pas de problème. Donc tu tends la main.
Interpeller le passant au hasard des trottoirs n'est pas rentable. Tu risques très vite de t'énerver et de devenir agressif, ce qui contribue fortement à ruiner le métier. Il existe une variante qui consiste à inventer une histoire crédible "prouvant" un besoin urgent de 50 ou 100 francs, mais il s'agit ici d'escroquerie et ça oblige à être présentable, bon vendeur, sobre et à voyager beaucoup, le pigeon n'aimant que moyennement se faire plumer. La chute prévisible de cette combine étant de s'attaquer deux fois au même client...
Plus classique, tu peux travailler posté. Sortie de magasin, de banque, d'église, à chacun sa vérité. L'important est de considérer la manche comme un boulot de relation publique. Se faire connaitre de tes clients et ne jamais rien demander. Ne pas hésiter à parler, juste un petit mot gentil, la solitude ratisse large... Attention toutefois à ne pas raconter ta vie, même s'ils te filent leurs pièces jaunes.
Cela impose de la constance, même lieu, même heure tous les jours. Il faut aussi un minimum de propreté corporelle et vestimentaire. Et d'attendre la fin du boulot avant de te pochetronner. Si tu as la tête et l'attitude qui conviennent au lieu choisi, ça peut payer. Entre 20 et 100 F/jours, en partie en bouffe si tu t'es installé devant le Monoprix. Inutile de calculer par semaines ou par mois, ce n'est pas comme ça que ça marche.
Si tu pèses 45 kilos tout habillé et que tu as une mine de chien battu, tu n'es pas obligé de vanter ta marchandise, laisse plutôt faire l'image. Si tu as l'air en pleine forme, genre "apte au travail", tu auras intérêt à amuser la galerie si tu veux limiter les réflexions désobligeantes. Le plus dur sera de trouver la limite à ne pas dépasser, n'oublie pas que tu n'es que toléré.
Petit truc. Devant certains magasins, il est possible de se faire accepter en accueillant chaque client d'un grand sourire comme si tu reconnaissais un vieil ami, auquel cas il est possible que le gérant lui-même te prépare un colis quotidien puisé dans ses invendus. La présence d'un clodo propre sur lui et poli empêche qu'un crasseux vienne s'installer...
Tu peux aussi tenter de faire jouer la mauvaise conscience des gens en te postant près des distributeurs de billets ou des agences bancaires. Toutefois cela ne marche pas partout. D'une part, certains responsables d'agences n'apprécient guère l'affichage trop explicite des inégalités sociales, d'autre part certains friqués deviennent agressifs dès qu'ils ressentent ce qui pourrait passer pour une critique de leur réussite sociale.
Si tu rencontre de telles situations, laisse tomber, l'affrontement n'incite jamais à la générosité. En revanche, rien ne t'interdit de réfléchir aux rapports entre conscience et argent.
Le parvis des églises est aussi un lieu privilégié pour taper le passant. Encore faut-il savoir s'adapter à la clientèle. Ici, tu es obligé de paraitre le plus humble possible et de remercier la moindre pièce jaune avec des tremblements de gratitude infinie dans la voix. Il est important de garder les yeux baissés en permanence, marquant ainsi ton acceptation de la différence de statut entre toi, pauvre homme égaré, et ton client, brave homme (plus souvent brave dame) conscient de ses devoirs. Cette petite comédie n'est pas à la portée de tout le monde.
Mais dans ce bas monde, la fréquentation des lieux de culte n'est plus ce qu'elle était. Dans certaines régions, seules les églises proposant du traditionnel en matière de soutane font encore illusion. Et ces pelerins-là n'aiment pas trop voir du clochard sur leur parvis en dehors des périodes électorales. Mais bon, tu fais comme tu le sens.
La manche, c'est bien, mais tu n'es pas tout seul. Certains sont dans la place depuis longtemps et n'ont aucune tendresse à ton égard. Les affaires sont les affaires, ici comme ailleurs. Tu peux essayer de te faire accepter en partageant un canon de rouge, mais ce n'est pas gagné d'avance. Si le conflit perdure, va voir ailleurs, le monde est grand.
Il existe une forme détournée de mendicité qui consiste à vendre des "journaux de rues". L'idée, intéressante à l'origine, a été salopée par quelques ambitions et errements de la part des producteurs de ces feuilles de choux. Tu peux toujours tenter le coup par curiosité, ça durera ce que ça durera.
Le principe est simple : tu achètes ces journaux 4 francs et tu les revends 10 francs. Dans certains cas, tu es déclaré officiellement à l'Urssaf. En revanche, n'essaie pas de déclarer les revenus tirés de tes ventes à la CAF sous peine de provoquer des catastrophes sur ton RMI.
Pendant quelques années, ce système a permis à beaucoup de se payer une piaule dans des hôtels à pauvres, mais aujourd'hui c'est du passé. De plus, depuis quelques temps, il faut être d'origine roumaine pour pouvoir acheter ces journeaux sans se faire casser la tête par la concurrence. Enfin, tu as noté qu'il te fallait les acheter, ces journaux, donc disposer d'un minimum de fonds à investir.
Que tout cela ne te rebute pas, l'expérience est instructive. Et si tu sais y faire, tu disposes d'un poste privilégié pour engager la conversation avec tes clients. A la différence de ceux qui donnent une pièce à la main tendue, ceux qui achètent ton canard le font d'une manière plus citoyenne pourrait-on dire, voire plus politique, au sens d'engagement à faire évoluer les choses dans un sens donné. Si ce n'est pas ça qui rempli ta gamelle, c'est quand même l'occasion de faire fonctionner tes neurones et de réapprendre à parler, ce qui ne peut pas te faire de mal.
Accessoirement, parvenir à engager un dialogue peut t'orienter vers les pages débrouille, bricole ou black.
Dernier conseil : manche toujours seul, éventuellement accompagné d'un chien s'il est calme. A deux - ou pire en groupe - ça finit mal. Toujours.